- Ah bah ?
- Il habite à Honfleur. Auriez-vous plaisir à le connaître ?
- Fichtre oui. Mais vous êtes donc de ses amis ?
- Je ne l'ai jamais vu, mais dès que j'ai su sa présence, je lui ai envoyé
ma carte. C'est une entrée en matière. Je vais l'inviter à déjeuner avec
vous.
L'Anglais, à ma grande surprise, tint parole et, le dimanche suivant, nous
déjeunions tous trois de compagnie. Jamais repas ne fut si gai. En plein
air, dans un jardinet de campagne, sous les arbres, en face d'une bonne
cuisine rustique, son verre plein, entre deux admirateurs dont la sincérité
ne faisait pas de doute, Jongkind ne se sentait pas d'aise. L'imprévu de
l'aventure l'amusait : il n'était pas habitué, d'ailleurs, à êtrerecherché
de la sorte. Sa peinture était trop nouvelle et d'une note bien trop
artistique pour qu'on l'appréciât, en 1862, à son prix. Nul, aussi, ne
savait moins se faire valoir. C'était un brave homme tout simple, écorchant
abominablement le français, très timide. Il fut très expansif ce jour-là.
Il se fit montrer mes esquisses, m'invita à venir travailler avec lui,
m'expliqua le comment et le pourquoi de sa manière et compléta par là
l'enseignement que j'avais déjà reçu de Boudin. Il fut, à partir de ce
moment, mon vrai maître, et c'est à lui que je dus l'éducation définitive
de mon oeil.
Je le revis à Paris très souvent. Ma peinture, ai-je besoin de le dire, y
gagna. Les progrès que je fis furent rapides. Trois ans après, j'exposais.
Les deux marines que j'avais envoyées furent reçues avec un numéro un,
accrochées sur la cimaise en belle place. Ce fut un gros succès. Même
unanimité dans l'éloge, en 1866, pour un grand portrait que vous avez vu
chez Durand-Ruel fort longtemps, la Femme en vert. Les journaux portèrent
mon nom jusqu'au Havre. La famille me rendit enfin son estime. Avec
l'estime revint la pension. Je nageai dans l'opulence, provisoirement du
moins, car on devait se rebrouiller par la suite, et je me lançai à corps
perdu dans le plein air.
C'était une dangereuse nouveauté. Nul n'en avait fait jusque là, pas même
Manet qui ne s'y essaya que plus tard, après moi. Sa peinture était encore
très classique, et je me souviens toujours du mépris avec lequel il parla
de mes débuts. C'était en 1867 : ma manière s'était accusée, mais elle
n'avait rien de révolutionnaire, à tout prendre,. J'étais loin d'avoir
encore adopté le principe de la division des couleurs qui ameuta contre moi
tant de gens, mais je commençais à m'y essayer partiellement et je
m'exerçais à des effets de lumière et de couleur qui heurtaient les
habitudes reçues. Le jury, qui m'avait si bien accueilli tout d'abord, se
retourna contre moi, et je fus ignominieusement blackboulé quand je
présentai cette peinture nouvelle au Salon.
Je trouvai tout de même un moyen d'exposer, mais ailleurs. Touché par mes
supplications, un marchand qui avait sa boutique rue Auber consentit à
mettre en montre une marine refusée au Palais de l'Industrie. Ce fut un
tollé général. Un soir que je m'étais arrêté dans la rue, au milieu d'une
troupe de badauds, pour entendre ce qu'on disait de moi, je vois arriver
Manet avec deux ou trois de ses amis. Le groupe s'arrête, regarde, et
Manet, haussant les épaules, s'écrie dédaigneusement : "Voyez-vous ce jeune
homme qui veut faire du plein air ? Comme si les anciens y avaient jamais
songé !"
Manet avait d'ailleurs contre moi une vieille dent. Au Salon de 1866, le
jour du vernissage, il avait été accueilli, dès l'entrée par des
acclamations. "Excellent, mon cher, ton tableau !" Et des poignées de main,
des bravos, des félicitations. Manet, comme vous pouvez le penser,
exultait. Quelle ne fut pas sa surprise quand il s'aperçut que la toile
dont on le félicitait était de moi. C'était la Femme en vert. Et le malheur
avait voulu que, s'esquivant, il tombât sur un groue dont Bazille et moi
nous étions. "Comment va ? lui dit un des nôtres. - Ah ! mon cher, c'est
dégoûtant, je suis furieux. On ne me fait compliment qued'un tableau qui
n'est pas de moi. C'est à croire à une mystification".
Quand Astruc, le lendemain, lui apprit que son mécontentement s'était
exhalé devant l'auteur même du tableau et qu'il lui proposa de me présenter
à lui, Manet, d'un grand geste, refusa. Il me gardait rancune du tour que
je lui avais joué sans le savoir. Une seule fois on l'avait félicité d'un
coup de maître et ce coup de maître avait été frappé par un autre. Quelle
amertume pour une sensibilité à vif comme la sienne.
Ce fut en 1869 seulement que je le revis, mais pour entrer dans son
intimité aussitôt. Dès la première rencontre il m'invita à venir le
retrouver tous les soirs dans un café des Batignolles où ses amis et lui se
réunissaient, au sortir de l'atelier, pour causer. J'y rencontrai Fantin-
Latour et Cézanne, Degas, qui arriva peu après d'Italie, le critique d'art
Duranty, Emile Zola qui débutait alors dans les lettres, et quelques autres
encore. J'y amenai moi-même Sisley, Bazille et Renoir. Rien de plus
intéressant que ces causeries, avec leur choc d'opinions perpétuel. On s'y
tenait l'esprit en haleine, on s'y encourageait à la recherche
désintéressée et sincère, on y faisait des provisions d'enthousiasme qui,
pendant des semaines et des semaines, vous soutenaient jusqu'à la mise en
forme définitive de l'idée. On en sortait toujours mieux trempé, la volonté
plus ferme, la pensée plus nette et plus claire.
La guerre vint. Je venais de me marier. Je passai en Angleterre. Je trouvai
à Londres Bonvin, Pissarro. J'y connus aussi la misère. L'Angleterre ne
voulait pas de nos peintures. C'était rude. Un hasard me fit rencontrer
Daubigny, qui naguère m'avait témoigné de l'intérêt. Il exécutait alors des
vues de la Tamise qui plaisaient beaucoup aux Anglais. Ma situation l'émut.
"Je vois ce qu'il vous faut, me dit-il ; je vais vous amener un marchand".
Je faisais la connaissance, le lendemain, de Durand-Ruel.
Et Durand-Ruel, pour nous, fut le sauveur. Pendant quinze ans et plus, ma
peinture et celle de Renoir, de Sisley, de Pissarro n'eurent d'autre
débouché que le sien. Un jour vint où il lui fallut se restreindre, espacer
ses achats. Nous croyions voir la ruine : c'était le succès qui arrivait.
Proposés à Petit, aux Boussod, nos travaux trouvèrent en eux des acheteurs.
On les trouva tout de suite moins mauvais. Chez Durand-Ruel, on n'en eût
pas voulu ; on prenait confiance chez les autres. On acheta. Le branle
était donné. Tout le monde veut tâter de nous aujourd'hui.
Claude Monet
Propos recueillis par Thiébault-Sisson
Publié le 26 novembre 1900 dans le journal "Le Temps"
Illustrations originales de Maxence Thiberge
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Le nom de Monet est étroitement lié à l'histoire de l'impressionnisme, à
sa genèse, à son évolution, à sa conclusion : C'est là son premier titre de
gloire.
Qu'est ce que l'impressionnisme :
Plus qu'une école, l'impressionnisme définit une recherche commune : il
s'agit, non plus tant de rendre compte de la permanence et de la stabilité
de la réalité, mais bien plutôt d'exprimer la nature (et notamment les
paysages) dans ce qu'elle a de mouvant, de transitoire. Techniquement,
cette approche se traduit par la fragmentation et la juxtaposition des
couleurs primaires et de leurs complémentaires, procédés visant à produire
des "vibrations colorées".
Son origine :
Le mot impressionnisme pour définir cette période de l'art est issu d'une
peinture de Monet nommée impression, soleil levant. Celle-ci a été peinte
au Havre. En effet à la suite d'un article paru dans le Charivari où Louis
Leroy prenait pour cible le tableau de Monet, en le taxant ironiquement d'
"impressionniste", le terme fut retenu dès lors par le groupe de peintres
incriminé et par la critique.
Les paysages :
Monet est connu entre autre pour ses splendides paysages. Les
impressionnistes préfèrent peindre la nature bucolique et la campagne au
paysage gris et noir des villes. Ainsi peuvent exploser les couleurs.
L'obsession de la lumière :
Monet observe l'instantanéité : C'est-à-dire la même lumière répandue
partout. Ses premiers tableaux portant sur la lumière sont des meules de
foin normandes à différents moment de la journée et de l'année (ces
tableaux remporteront un énorme succès). S'ensuit des séries d'études sur
la cathédrale de Rouen et sur son jardin à Giverny.
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En quelques mots...
En dehors de quelques voyages, le grand représentant de l'impressionnisme
n'a jamais vraiment quitté les boucles de la Seine, depuis son enfance au
Havre, sa jeunesse à Paris, puis la fréquentation assidue de Bougival et
d'Argenteuil, jusqu'à son installation à Giverny. De la caricature à la
peinture d'après nature
De la caricature à la peinture d'après nature
Le peintre de plein air Eugène Boudin ayant, vers 1858, remarqué les
talents de caricaturiste de Claude Monet, invite celui-ci à travailler «sur
le motif». C'est une expérience décisive pour le jeune homme. L'année
suivante, Monet quitte Le Havre, où il a passé son enfance et sa jeunesse,
pour se rendre à Paris. Les encouragements du peintre animalier Constant
Troyon (1810-1865) décident Claude Monet à prolonger son séjour dans la
capitale. Il refuse toutefois de s'inscrire à l'atelier de Thomas Couture
(1815-1879) et choisit l'enseignement de l'Académie suisse, où il rencontre
Camille Pissarro. Après deux années de service militaire accompli en
Algérie, Monet, de retour à Paris, entre en 1862 dans l'atelier du peintre
Charles Gleyre. Comme Boudin l'avait incité à peindre en plein air, il
persuade à son tour ses condisciples Frédéric Bazille (1841-1870), Renoir
et Sisley de le suivre en forêt de Fontainebleau. Au mois de mai 1864,
Bazille se joint à lui pour travailler sur les côtes normandes, en
compagnie de Boudin et du Hollandais Jongkind (1819-1891).
L'aurore impressionniste
Pour Monet la peinture est une occupation obsessionnelle, à laquelle un
artiste doit tout sacrifier. Le travail de ses débuts, bien qu'en rupture
avec la peinture d'atelier, laisse apparaître un certain nombre
d'influences: la manière de Corot est visible dans le Pavé de Chailly
(1865), la leçon de Boudin et Jongkind soigneusement mise à profit dans la
Jetée de Honfleur (1864) et l'exemple de Manet fidèlement suivi dans
Camille Monet au petit chien (1866). Monet opère avec Femmes au jardin
(1867) une rupture avec la représentation «classique» du paysage qui était
traditionnellement attachée à la transposition d'un état d'âme; cette
peinture traduit immédiatement, c'est-à-dire sans la médiation d'intentions
«romantiques», un instant fugitif de l'éclat de la nature au printemps.
Cette ?uvre, qui relève encore de la technique de Manet, fut refusée au
Salon de 1867, et achetée par Bazille pour aider Monet (en juin 1868,
Monet, dans la misère, tentera de se suicider). On peut voir aussi dans
cette toile la recherche «impressionniste» d'une atmosphère directement
saisissable.
L'apparence et la réalité
L'hiver 1868-1869, Monet, au cours d'un séjour à Étretat, peint l'un de ses
nombreux paysages de neige, la Pie , où l'oiseau n'est qu'une ponctuation
se détachant sur la toile envahie d'une multitude de «blancs» différents.
Au cours d'un séjour à Bougival, l'été 1869, Monet travaille en compagnie
de Renoir. Les deux peintres, rendant systématique le principe de la
division des tons (Monet: la Grenouillère), inaugurent la vision nouvelle
qui bientôt fait école. À la fin de l'année 1870, Monet rejoint Pissarro à
Londres, où le paysagiste Daubigny le présente au marchand de tableaux Paul
Durand-Ruel. Durant son séjour en Angleterre, il exécute d'admirables
paysages de brume, dont le Parlement de Londres (1871). Après un passage en
Hollande, où il se rend acquéreur d'estampes japonaises qui lui révèlent
des procédés audacieux de cadrage, Monet regagne la France en 1871, peu
après la fin de la guerre. Dans les derniers jours de la même année, il
s'installe à Argenteuil, créant dans cette petite commune des bords de la
Seine le véritable foyer du mouvement impressionniste. Son tableau
Impression, soleil levant (musée Marmottan, Paris), peint en 1872 au Havre,
est la cible de l'exposition de groupe organisée le 15 avril 1874 chez le
photographe Nadar. Même dans ses paysages urbains (série des vues de la
Gare Saint-Lazare , 1876-1877), Monet exerce sa vision sur ce qu'il appelle
un «maximum d'apparences, en étroites corrélations avec les réalités
inconnues».
Giverny
En 1878, le peintre s'installe à Vétheuil avant de s'établir
définitivement, cinq ans plus tard, à Giverny, où il résidera jusqu'à la
fin de sa vie. À l'issue d'un séjour dans le Midi, en 1888, il expose à
Paris Dix marines d'Antibes, pour lesquelles Mallarmé lui manifeste son
admiration: «Il y a longtemps que je mets ce que vous faites au-dessus de
tout, mais je vous crois dans votre plus belle heure.» Après la série des
Peupliers et des Meules exécutée en 1890-1891, Monet peint, dans un souci
de plus en plus marqué de la lumière et des apparences fugitives de
l'instant, la série des Cathédrales de Rouen (1892-1894).
Les séries
On ne saurait attacher trop d'attention à ce travail par séries dans la
production de la maturité de Claude Monet. D'une série à l'autre, une
progression apparaît à la fois dans le principe (un schéma de composition
de plus en plus uniforme à l'intérieur de chaque série) et dans le choix du
sujet : aux motifs naturels (peupliers, meules), insignifiants et
interchangeables que lui fournissent les environs de Giverny, succède celui
d'une architecture sacrée, unique, illustre et immuable, la façade de la
cathédrale de Rouen. En entreprenant ces séries, puis en les sacralisant en
quelque sorte par le choix d'une cathédrale célèbre, Monet confère une
dignité supérieure au principe impressionniste fondamental : : l'analyse
des variations de la lumière n'est pas seulement bonne pour représenter des
promeneurs à la campagne ou des pêcheurs au bord de l'eau. Par une démarche
qui annonce celle des peintres philosophes comme Kandinsky ou Malévitch,
une intention théorique, presque éthique, prend ici le pas sur l'exécution.
Plus encore que celle des Meules, la série des Cathédrales, puis celle, en
très grand format, des Nymphéas constituent un fait pictural nouveau : ce
sont des ?uvres où l'intention passe avant le souci de la représentation.
Un peu avant 1900, et jusqu'à la fin de sa vie, Monet s'attache en effet à
prendre comme seul motif le bassin aux nymphéas de son jardin de Giverny.
Dans une souveraine indifférence au sujet, les variations sur le thème du
plan d'eau portent jusqu'aux extrêmes limites de ses conséquences la
«manière impressionniste». Cette prodigieuse série de Nymphéas , commencée
en 1916 et achevée l'année même de la mort du peintre, est un don à l'État.
En 1927, les huit grandes compositions sont installées à l'Orangerie des
Tuileries. Les grands Nymphéas peuvent être aujourd'hui regardés comme
l'une des plus étonnantes représentations picturales du «flux incessant des
idées songeuses, sauvages, non retenues et à vrai dire non pensables»
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